En octobre 2020, par l’entremise d’un institut de sondages, Facebook recrute vingt de ses utilisateurs pour mener un groupe de discussion. L’entreprise le fait régulièrement pour recueillir l’avis des internautes sur des sujets allant de la place des publicités sur la plate-forme jusqu’aux « ressentis » des internautes face à de nouvelles fonctionnalités. Ce jour-là, la discussion est centrée sur la « voix » et les échanges portent sur plusieurs sujets, comme de savoir si les utilisateurs se sentent « entendus » quand ils s’expriment sur Facebook, et la manière dont ils se sentent libres, ou non, de s’exprimer. Et ce dernier point s’avère être un important problème :
« Dix-neuf des vingt participants ont dit se sentir limités dans leur capacité à utiliser leur voix sur Facebook », note le document de synthèse de cette session, que Le Monde a pu consulter, parmi des centaines d’autres documents internes de Facebook copiés par Frances Haugen, une ancienne employée du réseau social, et dont une version anonymisée a été transmise à un consortium de médias par une source parlementaire. « Plusieurs participants sentaient ne pas pouvoir du tout utiliser leur voix sur Facebook. Une seule personne se sentait assez à l’aise pour pouvoir parler de n’importe quel sujet (hors sujets très personnels). » Les auteurs de l’étude notent ainsi :
« Conformément à de précédentes recherches, la plupart des participants ont décrit un environnement sur Facebook dans lequel ils ne se sentaient pas assez en sécurité pour faire valoir leur opinion sur des sujets importants, par peur de générer des conflits ou d’être harcelés. Ils avaient le sentiment que seules les voix les plus en colère, les plus agressives, se font entendre et que les voix des “personnes lambda” sont étouffées. »
Les « Facebook Files » sont plusieurs centaines de documents internes à Facebook copiés par Frances Haugen, une spécialiste des algorithmes, lorsqu’elle était salariée du réseau social. Ils ont été fournis au régulateur américain et au Congrès, puis transmis par une source parlementaire américaine à plusieurs médias, expurgés des informations personnelles des salariés de Facebook. En Europe, ces médias sont, outre Le Monde, le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung, les chaînes de télévision WDR et NDR, le Groupe Tamedia, Knack, Berlingske et l’OCCRP.
Ils montrent que Facebook consacre davantage de ressources à limiter ses effets néfastes en Occident, au détriment du reste du monde. Ils attestent que ces effets sont connus en interne mais les signaux d’alerte pas toujours pris en compte. Enfin, ils prouvent que les algorithmes de Facebook sont devenus d’une complexité telle qu’ils semblent parfois échapper à leurs propres auteurs. Retrouvez tous nos articles en cliquant ici.
Les « citoyens silencieux »
Les conclusions de ces entretiens confirment en effet d’autres études internes, statistiquement plus significatives. En avril 2020, un sondage en ligne, réalisé auprès de 2 000 utilisateurs américains, montrait par exemple que « beaucoup de personnes veulent parler de politique sur Facebook, mais estiment que le coût (hostilité, haine et harcèlement) ne compense pas les bénéfices, qui sont limités par la faible qualité générale du discours et des interlocuteurs ». Le sondage s’intéressait plus particulièrement à ce que Facebook appelle les « silent civic », les « citoyens silencieux » : des internautes dont l’activité sur le réseau social montre qu’ils sont intéressés par la politique, en fonction des liens sur lesquels ils cliquent ou des pages qu’ils suivent. Or « les trois quarts de ces citoyens silencieux ne publient de messages sur la politique que moins d’une fois par mois, voire jamais », notait l’étude.
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